Boulevard Saint-Laurent: au coeur de la montréalité
par Anctil, Pierre
Le boulevard Saint-Laurent est une des rares artères montréalaises importantes dont le tracé remonte à l'époque française. Tout à tour chemin rural, puis zone de transit et de commerce en périphérie de la ville fortifiée, il est devenu à la fin du XIXe siècle le théâtre d'un important mouvement d'urbanisation et d'industrialisation qui allait gagner toute la société québécoise. Le boulevard a aussi attiré à lui une diversité culturelle, artistique et linguistique exceptionnelle, souvent née de l'immigration, qui en a fait pendant plusieurs décennies un témoin exceptionnel de la modernité. Pour toutes ces raisons, le boulevard Saint-Laurent a été désigné lieu historique national par le gouvernement du Canada en 1996.
Article available in English : Boulevard Saint-Laurent: the Very Essence of Montreal
Une Main au statut mythique
Le boulevard Saint-Laurent est aujourd’hui l’une des artères les plus connues au Canada et sans doute celle qui a été la plus largement représentée dans la littérature et les arts en général. Parce qu’elle a longtemps été à la fine pointe de l’évolution historique de Montréal, tant sur le plan économique que social, et qu’elle a incarné pour des milliers d’immigrants de toutes origines le rêve d’une vie meilleure, la Main a atteint un statut mythique qu’aucune autre voie de communication urbaine n’a réussi à lui ravir. Créateurs, écrivains et contestataires se sont côtoyés sur ses rives changeantes. Cette artère a constitué de plus dans le paysage urbain un lieu inégalé de rencontre à la frontière de deux mondes. À la fois faite de contrastes, de ruptures et de discontinuités, le boulevard Saint-Laurent a inspiré des auteurs aussi divers que Michel Tremblay, Mordecai Richler, Leonard Cohen, Yves Thériault, Hugh MacLennan, Irving Layton et Andrée Maillet. Par la densité des quartiers qui l’entourent et par la multiplicité des fonctions qui s’y exercent, le boulevard Saint-Laurent a représenté de tout temps à la fois un point d’ancrage de la modernité en émergence et une référence des nouvelles tendances à venir. Traversée de bourrasques soudaines, balayée par des courants inattendus et parfois terrassée par le changement, cette Main se réinvente sans cesse et pointe invariablement en direction du chemin que la société québécoise tout entière s’apprête à emprunter.
En reconnaissance du rôle qu’il a joué dans l’évolution du paysage bâti au Canada, et de son apport décisif dans l’intégration des immigrants tout au long du XXe siècle, le boulevard Saint-Laurent a été désigné lieu historique national par le gouvernement canadien en 1996. Cette déclaration officielle, si elle n’est pas contraignante sur le plan de la gestion du patrimoine architectural actuel, souligne néanmoins la qualité exceptionnelle de l’ensemble ainsi que sa valeur dans l’évolution du milieu urbain montréalais. La zone reconnue s’étend sur 6 kilomètres de long, du fleuve Saint-Laurent jusqu’à la rue Jean-Talon, soit pour l’essentiel la portion de la Main qui a été occupée avant la Deuxième Guerre mondiale.
Les trois grands segments du boulevard Saint-Laurent
Le boulevard se divise aujourd’hui en trois parties distinctes qui forment chacune un univers distinct en soi. La première portion va de la rue de la Commune à la rue Sherbrooke et constitue un ensemble extrêmement varié d’édifices reflétant de nombreuses époques et un éclectisme unique au Canada. Vient ensuite le tronçon s’étendant de la rue Sherbrooke à l’avenue du Mont-Royal, célèbre pour son plan octogonal régulier et son architecture urbaine vernaculaire inaugurée à la fin du XIXe siècle. L’ensemble prend fin à la rue Jean-Talon, dans une section qui est une ancienne banlieue de Montréal autrefois connue sous le nom de Saint-Louis-du-Mile-End, où dominent de longues séries d’édifices commerciaux.
Attaqué par une ronde de démolitions sous la première administration du maire Jean Drapeau et coupé en deux par la construction de l’autoroute Ville-Marie, la Lower Main abrite plusieurs édifices remarquables, d’une richesse patrimoniale indéniable, dont le Monument-national construit à la fin du XIXe siècle par la Société Saint-Jean-Baptiste et reconnu comme lieu historique national du Canada en 1985. Un peu plus haut sur l’artère, on trouve des vestiges importants de la vocation industrielle du secteur, dont la manufacture L.-0. Grothé et la brasserie Eckers. On y découvre aussi un Chinatown qui se maintien à peu près intact ainsi qu’un secteur en pleine transformation regroupé autour de l’intersection avec la rue Sainte-Catherine. D’importants projets de construction ont d’ailleurs été annoncés dans ce quadrilatère autrefois célèbre pour sa vie nocturne et ses salles de spectacle souvent mal famées, dont celui d’une vitrine culturelle qui ferait le pendant de la future Place des festivals un peu plus à l’ouest. Hydro-Québec se propose par ailleurs de rénover d’ici peu la zone située au nord du Monument-national, en préservant les façades anciennes et en érigeant sur toute la longueur un édifice en hauteur qui logerait des bureaux et des commerces spécialisés.
Au nord de la rue Sherbrooke, le boulevard Saint-Laurent porte les traces encore très visibles de la présence juive et des immigrations portugaise, grecque et est-européenne. Celles-ci se manifestent entre autres dans nombre de commerces et restaurants encore très fréquentés qui ont gardé une couleur ethnoculturelle particulière. On trouve aussi dans cette zone les anciennes usines de confection Balfour, Vineberg et Cooper, qui ont été les témoins de luttes syndicales et sociales très vives au début du XXe siècle, de même qu’une enfilade remarquable de commerce logés dans l’édifice de style néo-roman appelé Baxter Block. Le secteur est aussi reconnu pour ses manifestations culturelles débordantes, ses clubs de nuit à l’allure exotique et son design intérieur ultra-moderne. Plus loin, au nord de l’avenue du Mont-Royal, la Main prend l’allure plus dégagée d’une banlieue industrielle parée de magnifiques bâtiments civiques et religieux, dont l’hôtel de ville de l’ancienne municipalité de Saint-Louis-du-Mile-End, érigé dans un luxuriant style néo-gothique, et les églises Saint-Enfant-Jésus-du-Mile-End et Saint-Jean-de-la-Croix. Au nord de la voie de chemin de fer qui surplombe la Main à la hauteur de la rue Bernard, on découvre un quartier italien bien identifié par ses commerces et restaurants. À deux pas de l’artère, sur la rue Dante, on découvre une église paroissiale du nom de Madonna de la Difesa récemment classée monument historique.
Les origines de l’artère au Régime français
Le chemin Saint-Laurent est la plus vieille artère développée vers le nord à partir des anciennes fortifications de Montréal. Il doit son tracé à l’emplacement de la Grande Porte Saint-Laurent située sur la face nord du mur d’enceinte, que ce chemin franchit pour la première fois en 1732. Déjà en 1672, les autorités avaient ouvert la rue Saint-Lambert, perpendiculairement à la rue Notre-Dame, qui allait donner au chemin Saint-Laurent son orientation exacte lorsqu’il effectuera, près de cinquante ans plus tard, sa percée décisive dans un espace montréalais encore largement inoccupé. À l’époque française, l’artère n’est encore qu’un petit chemin rural qui permet de rejoindre la paroisse Saint-Laurent en ligne droite, selon un axe nord-sud un peu décalé vers l’est. En 1740, on prolonge la voie jusqu’à la paroisse de la Visitation du Sault-au-Récollet, en bordure de la rivière des Prairies. Le chemin Saint-Laurent est toutefois promis dès ses premières heures à un développement exceptionnel car il demeurera tout au long de l’histoire, jusqu’à l’aube du XXe siècle, la principale artère traversant l’île de Montréal du nord au sud.
La Main au Régime anglais
En 1792, quelque trente ans après le début du Régime anglais, la rue Saint-Laurent devient la ligne de partage géographique officielle entre la partie est de la ville et sa partie ouest, ce qui accentue encore son importance sur le plan symbolique. Elle en tire alors son appellation bien connue de Main. Tout au long du XIXe siècle et au moins jusqu’à la deuxième moitié du XXe siècle, l’artère sépare les quartiers ouvriers francophones, situés plus à l’est, et les zones résidentielles situées sur le versant sud du mont Royal, plus fortunées et plus anglophones. De fait, la rue Saint-Laurent, désignée boulevard en 1905 par le Conseil municipal, devient très tôt une ligne de fracture entre un univers populaire canadien-français regroupé autour de paroisses catholiques, et un centre-ville plus britannique orné d’institutions comme l’Université McGill, l’Église anglicane Christ Church et de grands magasins à rayons desservant une élite économique pancanadienne.
Industrialisation et diversité culturelle
La binarité linguistique et culturelle de Montréal n’allait toutefois pas tarder à céder le pas à un nouveau phénomène relativement inconnu jusque-là, et qui transformerait à terme le visage de la ville, soit l’immigration internationale en provenance d’Europe orientale et méridionale. Sous la gouverne du premier ministre Wilfrid Laurier, le Canada ouvre ses portes après 1896 à une arrivée massive de nouveaux venus qui descendent en grand nombre dans le port de Montréal, d’où ils essaiment à travers tout le pays. Plaque tournante de ce mouvement, la ville accueille en quelques années des centaines de milliers d’immigrants qui montent depuis les quais, où sont amarrés les transatlantiques, pour se lancer à l’assaut de leur nouvelle patrie. Partis du bas de la ville, ils pénètrent peu à peu dans le tissu urbain de Montréal en longeant le boulevard Saint-Laurent, où ils s’installent d’ailleurs en très grand nombre. Vite majoritaires sur la Main, ils en modifient l’allure de fond en comble, au point que la zone entourant cette artère résonne bientôt de toutes les langues du continent européen. Un groupe en particulier domine le boulevard jusqu’aux années 1950 : les Juifs est-européens de langue yiddish. Ces derniers y installent leurs commerces, leurs lieux de culte et leurs centres communautaires, lesquels donnent à ce corridor immigrant sa saveur si particulière pendant près d’un demi-siècle.
La diversité ethnoculturelle va de pair avec un autre phénomène déterminant dans l’évolution du boulevard Saint-Laurent : l’industrialisation et l’urbanisation. À partir de 1870, des promoteurs immobiliers transforment le Plateau Mont-Royal, situé au nord de la rue Sherbrooke, en lotissant les terres agricoles qui s’y trouvent encore et en construisant en série des habitations plutôt modestes. Tandis que le canal Lachine et le port de Montréal attirent dès la fin du XIXe siècle des entreprises de transformation à grande échelle : scieries, industries métallurgiques, filatures et minoteries, la Main devient un terreau fertile pour la confection de vêtements, la fabrication de produits du tabac et le brassage de la bière. Très rapidement, à partir de 1900, le corridor de l’immigration en vient à abriter une des plus grandes concentrations d’usines au Canada, tendance qui s’accélère encore avec l’électrification des processus de production et l’arrivée d’une main-d’œuvre étrangère. En 1892, on installe une voie de tramway sur le boulevard Saint-Laurent et un prolétariat compact prend forme au cœur de la ville, de part et d’autre de la grande artère.
Vie artistique et divertissements
La standardisation des biens de consommation et la hausse de la demande pour les produits manufacturés courants se répercute aussi sur les comportements et les attentes sociales des travailleurs. Tête de pont de l’industrialisation, le boulevard Saint-Laurent accueille aussi un grand nombre d’innovations culturelles qui modifient de manière irréversible la vie des citoyens de Montréal, dont la première projection cinématographique en 1896, l’érection d’une vaste salle de théâtre en 1893, logée au Monument-national, et l’enregistrement sonore sur disque plus tard au XXe siècle. Profitant de ce contexte à nul autre pareil, de nombreuses vedettes canadiennes-françaises d’avant-guerre lancent leur carrière artistique sur la Main, dont La Bolduc, Olivier Guimond père, Alys Roby et Gratien Gélinas. S’épanouissent aussi sur la même artère les boîtes de jazz, les cabarets et le vaudeville, sans oublier le théâtre yiddish qui connaît à partir de 1897 un développement exceptionnel. Les foules qui circulent librement sur le boulevard se laissent aussi convaincre assez facilement d’entrer dans des tripots de toutes sortes où règnent le jeu illégal, la prostitution et le crime organisé.
Tandis que des effeuilleuses exercent leur métier sur l’artère, d’autres femmes s’engagent dans les syndicats et participent aux mouvements féministes, notamment les suffragettes réunies autour de Marie Gérin-Lajoie. La contestation sociale et les revendications de toutes sortes trouvent de tout temps preneur sur le boulevard Saint-Laurent, où de nombreuses grèves ponctuent le rythme de la vie, dont celle mémorable des midinettes en 1937. Au cours de cette période de l’entre-deux-guerres, l’artère est le lieu d’ancrage et d’expérimentation de nouvelle idées qui essaimeront plus tard dans tout le Québec, dont la diversité culturelle, la lutte pour la dignité humaine et le droit à la libre expression. Le vent tourne toutefois au cours des années cinquante et soixante quand la dégradation urbaine et les démolitions finissent par avoir raison de la Lower Main, et que la plupart des industries manufacturières situées au sud de la rue Bernard quittent pour la banlieue éloignée. Pendant au moins une génération, le boulevard étouffe sous le poids de la marginalité et sombre dans le désespoir, thème qui est illustré dans plusieurs de œuvres phares de Michel Tremblay, dont sa pièce de théâtre intitulée Saint-Carmen de la Main.
Un renouveau récent
Fort heureusement, à partir des années quatre-vingt, une revitalisation planifiée du centre-ville et de nombreux projets culturels nouveaux redonnent vie à cette artère trois fois centenaire. La Main redécouvre sa vocation d’avant-garde culturelle quand de nombreuses institutions choisissent de s’y installer, dont le Théâtre Go, le Musée juste pour rire et le Cinéma Ex-centris, sans oublier de nombreux événements qui y ont pignon sur rue comme le Festival Fringe de Montréal, le Festival international Nuits d’Afrique et le Festival du Nouveau Cinéma. Les anciennes manufactures maintenant désertes se transforment en atelier de danse ou accueillent des sculpteurs et des artistes peintres, quand ce ne sont pas des entreprises multimédia comme Softimage dans l’édifice Reitman et Ubisoft dans l’édifice Peck. Longtemps laissé pour compte, la Lower Main fait maintenant l’objet d’une attention nouvelle dans le cadre du Quartier des Spectacles, qui risque bientôt de propulser à nouveau ce secteur à l’avant-scène de la vie artistique montréalaise.
Pierre Anctil
Département d’histoire
Université d’Ottawa
BIBLIOGRAPHIE
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